Par Lucie Hubert le lundi 17 mai 2004 Ă Paris
QUESTION : Professeur Yvette Pares, vous avez reçu lâannĂ©e derniĂšre le Prix de la Fondation Denis Guichard pour honorer un parcours hors du commun. Pourriez-vous mâen tracer les grandes lignes.
Pr. Yvette ParĂšs : Câest en quelque sorte, par vocation que je suis allĂ©e en Afrique. Ă lâuniversitĂ©, je faisais partie dâun groupement dâamitiĂ© internationale, avec des Ă©tudiants africains, marocains, indiens, antillais, espagnols et ces Ă©tudiants mâavaient invitĂ©e Ă venir travailler chez eux. Mais Ă lâĂ©poque, je ne pensais pas encore Ă quitter la France. LâAfrique mâattirait, il est vrai mais je ne voulais pas partir sans mĂ©tier vĂ©ritable. Jâai attendu quâun poste se libĂšre Ă lâuniversitĂ© de Dakar pour mâinstaller au SĂ©nĂ©gal en 1960. JâĂ©tais biologiste, je faisais des recherches en biologie vĂ©gĂ©tale mais ce que je prĂ©fĂ©rais Ă tout Ă©tait la bactĂ©riologie et jâai fini par y arriver.
Quand je suis arrivĂ©e Ă Dakar, le bureau de recherche du BRGM (Bureau de recherches gĂ©ologiques et miniĂšres) cherchait une bactĂ©riologiste pour mener des travaux sur lâextraction de lâor des latĂ©rites trop pauvres pour ĂȘtres traitĂ©s chimiquement et jâai Ă©tĂ© engagĂ©e immĂ©diatement. Jâai fait des recherches de microbiologie du sol et nous sommes arrivĂ©s Ă trouver des bactĂ©ries qui dissolvaient lâor, ce qui a suscitĂ© un intĂ©rĂȘt dans le monde entier puisquâon reçu des demandes venant dâEurope, de lâURSS et mĂȘme de la NASA aux Etatsunis. Lâor fait flamber les espritsâŠ
Ces recherches sur lâor mâont passionnĂ© et mâont appris Ă travailler en grand. Il a fallu faire des essais par centaines, par milliers de flacons, et jâavais une grosse Ă©quipe. Je finis par ĂȘtre rodĂ©e pour gĂ©rer ces multiples expĂ©riences simultanĂ©ment. Mais je restais toujours attirĂ©e par la bactĂ©riologie mĂ©dicale et câest pourquoi je commençai en 1962 des Ă©tudes de mĂ©decine, Ă©tudes que jâai terminĂ© en 68. Durant cette Ă©poque, je continuais Ă superviser les recherches au BRGM et je travaillais jour et nuit. Je ne sais pas comment jâai tenu le coup, on dit que la foi soulĂšve les montagnes, enfin, je suis arrivĂ©e au bout.
Un mĂ©decin militaire mâa demandĂ© alors de faire des recherches sur la lĂšpre. Ma thĂšse de mĂ©decine portant sur les mĂ©taux cancĂ©rigĂšnes, je refusais tout dâabord dâautant plus que lâon nâavait pas encore rĂ©ussi Ă cultiver le bacille de la lĂšpre, donc aucun progrĂšs ne pouvait ĂȘtre fait pour combattre cette maladie. Je nâavais aucune envie de refaire le travail de mes prĂ©dĂ©cesseurs. Mais il insistait en me disant que jâĂ©tais en Afrique et que je devais faire un travail dâintĂ©rĂȘt africain. Je finis par lâĂ©couter. Je dĂ©cidais alors de prendre le mal Ă la racine et dâessayer de cultiver le bacille. Je me donnais 3 ans pour y arriver, faute de quoi jâarrĂȘterais mes recherches.
Jâai commencĂ© par faire la bibliographie sur la lĂšpre. Durant mes Ă©tudes de mĂ©decine, je nâavais appris que trĂšs peu de chose, sinon rien sur cette maladie et lâon affirmait que les mĂ©dicaments sur le marchĂ© pouvaient la guĂ©rir. Puis je suis passĂ©e a lâaction. Il mâa fallu une chambre stĂ©rile pour faire les essais bactĂ©riologiques, les ensemencements, et il mâa fallu aussi trouver du matĂ©riel pathologique. Jâavais entendu parler avec grand respect dâune religieuse de Dakar, sĆur LenaĂŻk. Chaque fois quâun lĂ©preux arrivait Ă lâhĂŽpital, on lâenvoyait Ă sĆur de LenaĂŻk. Je demande rendez-vous avec elle. CâĂ©tait une religieuse dâune jeunesse, dâune beautĂ© extraordinaire avec un sourire merveilleux, une bretonne aux yeux bleus. Câest elle qui mâa approvisionnĂ© en matĂ©riel pathologique, en biopsies et en prĂ©lĂšvements sanguins. Jâen demandais un minimum par respect pour les malades, mais avec ce que nous avons eu nous avons pu mener nos recherches jusquâau bout malgrĂ© certaines personnes qui ne voyaient pas dâun bon Ćil nos recherches. Câest ainsi quâĂ un moment donnĂ© sĆur LenaĂŻk reçu lâordre de son patron, un mĂ©decin gĂ©nĂ©ral, de ne plus me fournir de produits pathologiques. Mais la religieuse estimant que lâordre donnĂ© Ă©tait injuste dĂ©cida de ne pas sây soumettre et demanda aux malades sâils acceptaient de continuer Ă me fournir du sang ou un bout de peau, ce quâils acceptĂšrent. Lorsque son patron partait le soir, elle faisait les prĂ©lĂšvements et envoyait son infirmier mâapporter le matĂ©riel. Le patron nâa jamais rien su. Câest ainsi que jâai pu mener mon travail jusquâau bout. Sâil nây avait pas eu cette religieuse qui a tenu tĂȘte Ă son patron, je nâaurais pas pu continuer mes recherches et Keur Massar nâaurait pas existĂ©
Et câest ainsi que grĂące aux connaissances apprises par mes travaux en microbiologie du sol, jâa fini par rĂ©ussir Ă cultiver le bacille de la lĂšpre.
Jâai pu alors faire des antibiogrammes et vĂ©rifier lâaction des produits chimiques et des plantes anti-lĂ©preuses.
Mais il y a eu bientĂŽt une levĂ©e de boucliers. Le milieu scientifique est trĂšs dur, vous savez, et il a beaucoup de jalousie entre les chercheurs. Un chercheur amĂ©ricain essayait, lui aussi, de cultiver le bacille de la lĂšpre et il ne voulait pas que jâarrive avant lui. Je subissais une forte pression de la part de quelques laboratoires et centres de recherche. Certains chercheurs mâont demandĂ© Ă plusieurs reprises de cĂ©der mes souches pour pouvoir vĂ©rifier si le bacille que jâavais cultivĂ© Ă©tait bien celui de la lĂšpre. Je refusais, leur allĂ©guant que, nâayant aucune souche de rĂ©fĂ©rence, ils seraient incapables de vĂ©rifier quoique ce soit. Je leur suggĂ©rais que le seul moyen de sâassurer que le bacille Ă©tait bien celui de la lĂšpre Ă©tait de soumettre mes milieux de culture et mes mĂ©thodes Ă lâexpertise de chercheurs de lâInde, du Japon, de pays oĂč la maladie existe. Je sentais de leur part beaucoup de mauvaise foi, de mauvaise volontĂ© et lâOMS nâa pas voulu reprendre le travail. Mais quand on retire plus de 80 fois la mĂȘme mycobactĂ©rie nouvelle, avec des caractĂšres biochimiques tellement diffĂ©rents des autres, que voulez-vous que ce soit ? Â
Question : A tâon finalement reconnu que vous aviez dĂ©couvert le bacille de la lĂšpre ?Â
Pr. Y. ParĂšs : Lâaffaire a Ă©tĂ© Ă©touffĂ©e. Ă lâĂ©poque je croyais aux vaccins et jâespĂ©rais trouver le vaccin pour la lĂšpre. En rĂ©alitĂ©, câĂ©tait stupide car les enfants de femmes lĂ©preuses sont dĂ©jĂ infectĂ©s dans le sein de leur mĂšre, et par la suite, lorsquâils sont allaitĂ©s. Dans cet environnement bourrĂ© de microbes, ils sont tous contaminĂ©s mĂȘme sâils ne dĂ©veloppent pas â tout de suite – la maladie. Mais le vaccin mâapparaissait au dĂ©but comme une voie de sauvetage et je mâattelais Ă le trouver. Il me fallait tout dâabord breveter mes souches et mon avocate me suggĂ©ra deux endroits, lâInstitut Pasteur de Paris et un Institut Ă Delft, aux PaysBas. LâInstitut Pasteur, voulant prendre mes souches sans numĂ©ro ni date de dĂ©pĂŽt, je finis par aller Ă Delft oĂč je les ai dĂ©posĂ©es. Aujourdâhui, aprĂšs 10 ans, la dĂ©couverte est tombĂ©e dans le domaine public et puis, maintenant quâil y a le Sida plus personne ne sâintĂ©resse Ă la lĂšpre. Mais le milieu scientifique est terrible. Laissez- moi vous raconter une histoire : A lâĂ©poque, jâavais un Ă©lĂšve pharmacien de lâĂźle de la RĂ©union que la fac de mĂ©decine mâavait envoyĂ© pour faire une thĂšse chez moi. Je lui demandais de cultiver le bacille sur diffĂ©rents hydrocarbures. Je le cultivais moi-mĂȘme sur lâhuile de la paraffine, mais je dĂ©sirais connaĂźtre le support le plus appropriĂ©. Cet Ă©lĂšve Ă©tait parvenu Ă faire pousser le germe avec du C14 et du C17. SoudoyĂ© par un chercheur canadien de passage Ă Dakar pour un congrĂšs mĂ©dical, il lui rĂ©vĂ©la tous nos rĂ©sultats et toutes nos mĂ©thodes de recherche. Peu de temps aprĂšs ce chercheur canadien publiait dans une revue mĂ©dicale de lâOrdre de Malte un article affirmant quâil avait rĂ©ussi Ă cultiver le bacille de la lĂšpre sur du C14 et du C17. Lorsque mes collaborateurs dĂ©couvrirent lâarticle, ils mâen firent part. Voyant que ce chercheur nous avait volĂ© notre travail, jâai alertĂ© lâOMS, le prĂ©sident de la RĂ©publique du SĂ©nĂ©gal et lâAmbassade de France. On a reconnu que câĂ©tait une imposture. Vous voyez jusquâoĂč ça a Ă©tĂ©. Il y avait le prix Nobel en jeu. Jâavais Ă©tĂ© proposĂ©e, mais les AmĂ©ricains le dĂ©siraient. Il mâa fallu trois ans pour dĂ©couvrir le bacille de la lĂšpre. Les recherches que je fis par la suite sur les souches de ce bacille pour essayer de trouver les mĂ©dicaments efficaces dans la lutte contre cette maladie me permirent de constater que certaines plantes anti-lĂ©preuses utilisĂ©es par les thĂ©rapeutes africains Ă©taient rĂ©ellement efficaces. Cela Ă©tait dâune grande importance et mâa ouvert les yeux.
Question : Vous avez donc commencé à vous intéresser aux méthodes employées par les thérapeutes africains?
Pr. Y. ParĂšs : Exactement, cela Ă©tĂ© le premier pas. Mais je nâosais pas encore me tourner vers eux. En tant quâoccidentale, je les associais Ă des sorciers, jâavais peur de tuer des gens en employant leurs remĂšdes. Dâun autre cĂŽtĂ©, je voyais bien que, malgrĂ© lâemploi des mĂ©dicaments chimiques occidentaux, les patients ne guĂ©rissaient pas et se retrouvaient dans un Ă©tat de faiblesse terrible. CâĂ©taient des loques humaines, et partout on les rejetait Ă cause de leur aspect repoussant. Cela me tourmentait et je me confiais Ă l’un de mes collaborateurs, le chef jardinier. JâĂ©tais alors Ă la tĂȘte du laboratoire et mes recherches intĂ©ressaient tous ceux qui mâentouraient, ils venaient souvent me rendre visite dans le labo, pour voir oĂč nous en Ă©tions. Cet homme, Yoro Ba, Ă©tait trĂšs intelligent, et il avait un cĆur dâor. Toujours le chapelet Ă la main, câĂ©tait un vrai mystique. Je lui demandais sâil connaissait un thĂ©rapeute africain qui accepterait de mâenseigner. Je rĂ©alisais que je faisais preuve dâune grande insolence en lui demandant cela. Les thĂ©rapeutes africains transmettent leur savoir Ă leur fils ou Ă leurs disciples, tous africains. Moi, une EuropĂ©enne, de surcroĂźt mĂ©decin, cela paraissait impossible. Vous savez, câest dur de rentrer dans la mĂ©decine africaine. Nâentre pas qui veut. Pas un Africain ayant fait des Ă©tudes de mĂ©decine occidentale nâa Ă©tĂ© acceptĂ©. Dâailleurs ils nâont plus lâesprit pour rentrer dans cette mĂ©decine. Dieu mâa donnĂ© une certaine tournure dâesprit qui mâa permis dâĂȘtre acceptĂ©e par lâun dâeux.
Question : Quelle tournure dâesprit vous a permis dâavoir accĂšs Ă cette mĂ©decine africaine ?
Pr. Y. ParĂšs : Je me sens trĂšs liĂ©e avec la nature, je sens lâĂąme des choses, câest beaucoup dire bien sĂ»r, mais je ne considĂšre pas les plantes comme de la matiĂšre premiĂšre, ce sont pour moi des amies, quelque chose de vivant, que Dieu a créé et dont je me sens proche. Alors vous me direz les mĂ©decins africains formĂ©s aux universitĂ©s occidentales pourraient aussi avoir cette tournure dâesprit de par leur origine. Mais ils sont devenus cartĂ©siens, ils veulent imiter les Occidentaux, ils se sentent supĂ©rieurs aux thĂ©rapeutes qui ne savent pas lire ni Ă©crire. Ils ont Ă©tĂ© arrachĂ©s Ă leurs racines, ils renient leur race -je suis sĂ©vĂšre mais câest la vĂ©ritĂ© -. Et puis il faut savoir que ce nâest pas parce quâon est mĂ©decin quâon peut ĂȘtre thĂ©rapeute. Pour ĂȘtre thĂ©rapeute, il faut connaĂźtre et aimer les plantes, possĂ©der un grand sens des responsabilitĂ©s et il faut faire preuve dâune initiative thĂ©rapeutique permanente. Car les thĂ©rapeutes prĂ©parent eux-mĂȘmes leurs mĂ©dicaments, ils les font suivant des recettes codifiĂ©es depuis longtemps, il est vrai, mais ils doivent adapter les traitements aux patients. Pour manier les plantes, les assembler, savoir les prĂ©parer, il faut un sixiĂšme sens. Si on ne lâa pas, on ne peut pas devenir un bon thĂ©rapeute. Câest comme si lâon voulait faire de la musique sans avoir lâoreille musicale, on ne ferait pas de progrĂšs. Donc, en mĂ©decine traditionnelle africaine comme dans nâimporte quelle autre discipline, tout le monde nâest pas au sommet. Il y a la base oĂč lâon trouve des gens honnĂȘtes qui savent un certain nombre de choses et rendent de grands services mais plus vous montez la pyramide, plus les thĂ©rapeutes sont savants. Si vous voulez atteindre le sommet- et moi, jâai travaillĂ© avec ceux qui Ă©taient au sommet-il faut des annĂ©es, parfois plus de 15 ans dâapprentissage.
Je nâai pas pu tout apprendre car je nâĂ©tais pas toujours disponible, et puis jâai commencĂ© tard, Ă plus de cinquante ans. De plus je continuais de travailler Ă lâuniversitĂ©. Mais, en toute modestie, je crois avoir atteint un niveau trĂšs honorable. Ă tel point que les thĂ©rapeutes me considĂšrent comme lâune des leurs. Je nâai pas la prĂ©tention dâavoir la science de Dadi Diallo, dâAbdoulaye Faty, dâHamadi Sylla, de Ameth Diaw ou de Magueye Ngom, mes cinq collaborateurs, mais quand il sâagit de faire de la recherche thĂ©rapeutique pour les maladies graves, je peux me joindre Ă eux et apporter ma part. Donc jâai beaucoup appris dâeux.
Question : Comment avez-vous rencontre Dadi Diallo, le thérapeute africain qui vous a transmis son savoir ?
Pr.Y. ParĂšs: Lorsque jâai dit a Yoro Ba, mon chef jardinier, que jâaimerais rencontrer un thĂ©rapeute africain, il se taisait. Vous savez les Peuls sont trĂšs secrets. La parole a une grande importance et lâon ne parle pas pour ne rien dire. Ils peuvent ĂȘtres trĂšs aimables mais ne rien dĂ©voiler de ce quâils pensent. Peu de temps aprĂšs, jâappris quâil Ă©tait en train dâenquĂȘter auprĂšs de thĂ©rapeutes quâil connaissait. Au bout de quelques mois de recherches souterraines, il me dit quâil avait rencontrĂ© un thĂ©rapeute de son ethnie, de sa famille, qui acceptait de me rencontrer. CâĂ©tait un homme trĂšs ĂągĂ© (88 ans) et je proposais dâaller le voir dans son village, mais lui fit savoir quâil voulait me rencontrer Ă lâuniversitĂ©. Yoro Ba est allĂ© le chercher. Je ne savais pas Ă lâĂ©poque que tout Ă©tait secret entre les thĂ©rapeutes et pour lui faire honneur, jâavais fait venir dans mon laboratoire les assistants Peuls du service et ils Ă©taient tous lĂ , assis autour de moi, pas trĂšs Ă leur aise Ă attendre le vieux maĂźtre. Celui-ci entra dans la piĂšce, il Ă©tait tout petit, tassĂ© par lâĂąge, un maintien droit et il avait des yeux qui vous transperçaient, des sourcils broussailleux et un visage dâune grande sĂ©vĂ©ritĂ©. On sentait une autoritĂ©, une force qui nous paralysaient. JâĂ©tais moi-mĂȘme bouleversĂ©e. On lui avait rĂ©servĂ© le meilleur fauteuil. Nous fĂźmes les salutations dâusage, Yoro Ba lui expliqua ce que je dĂ©sirais et lui, rĂ©pondait de temps Ă autre : « Jâai entendu ». Pas un mot de plus. Et puis quand il a eu assez entendu, il sâest levĂ© et il a dit en Poular : âJe prends congĂ©â et il est sorti. Les assistants, tout penauds, se sont dispersĂ©s dans leur labo et moi je me suis assise a mon bureau, interloquĂ©e et persuadĂ©e que je ne lui avais pas fait bonne impression. Yoro Ba mâa racontĂ© par la suite quâil avait descendu les Ă©tages en sa compagnie et quâau moment de le quitter, le maĂźtre lui avait dit: âJâapprendrais Ă Madame Ă soigner la lĂšpreâ.
Câetait en mars 1979. Dadi Diallo, car câĂ©tait son nom, rentra dans son petit village. Les semaines passĂšrent sans aucune nouvelle. Je proposai Ă Yoro Ba de se rendre chez lui. Yoro Ba prit des cadeaux traditionnels, des noix de cola, du thĂ©, du sucre et il partit dans un village trĂšs loin dans la brousse. Il rencontra le thĂ©rapeute, mais ce qui sâest dit entre eux, je ne lâai jamais su. En revenant Ă Dakar, mon chef jardinier me dit ne ne pas me faire de souci, le maĂźtre ne revenait pas sur sa parole. Les semaines passĂšrent, toujours sans aucune nouvelle, et je renvoyais Yoro Ba dans la brousse qui revint comme la premiĂšre fois en me disant de garder patience. Un jour je reçus un inconnu du village qui mâamena un petit paquet contenant une Ă©corce, une racine et un papier mal Ă©crit – certainement par un gamin, le maĂźtre nâĂ©crivant pas lui mĂȘme- oĂč je pus lire :âpour soigner la lĂšpreâ. Je pensais que le vieillard se moquait de nous. Mais 15 jours aprĂšs, je recevais une autre lettre disant : « Je ne peux pas vous apprendre la mĂ©decine de loin, je viens Ă Dakar ».
Il est donc venu vers nous et, cette fois ci, il était beaucoup plus détendu et moins sévÚre que la premiÚre fois.
Je lui ai louĂ© une maison dans un village tranquille prĂšs de la ville. Quelques jours plus tard je le vis arriver au laboratoire, tout seul. Il sâassit et tira de sa poche une bouteille et un verre quâil remplit dâun liquide quâil se mit Ă boire. Puis il remplit Ă nouveau le verre et me le tendit. CâĂ©tait un fortifiant quâil mâavait prĂ©parĂ© lui-mĂȘme car il avait vu lâĂ©tat dans lequel jâĂ©tais. JâĂ©tais en effet trĂšs fatiguĂ©e avec tout le travail que jâavais Ă lâuniversitĂ© et les attaques dont jâĂ©tais la cible. Jâappris par la suite que pour donner confiance Ă son malade, le thĂ©rapeute commence par boire le mĂ©dicament quâil a prĂ©parĂ©. Puis il mâa fait porter des racines Ă faire cuire avec du poulet. En quelques jours jâĂ©tais rĂ©tablie et lâon a pu alors commencer Ă aller en brousse.
Question : Comment les thérapeutes africains enseignent-ils leur art ? Comment se fait la transmission du savoir ?
Pr.Y. ParĂšs : Lâenseignement se donne toujours sur le terrain, dans la brousse, devant les plantes. Jamais un thĂ©rapeute ne prendra une plante isolĂ©e, chez lui par exemple, en vous donnant des explications. Non, il vous la montre dans la nature. Une fois quâon sait la rĂ©colter, il vous en donne les premiĂšres indications, mais il ne dit pas encore comment on la prĂ©pare. En tant quâĂ©lĂšve on Ă©coute et on se tait. On ne prend que ce quâil dit, sans poser de questions. Quand il juge que vous ĂȘtes mĂ»r, il en dit un peu plus. Bien sĂ»r je prenais des notes, et lui se moquait de moi, du besoin que jâavais dâĂ©crire, car son savoir Ă©tait parlĂ© et il avait lui-mĂȘme une mĂ©moire prodigieuse.
Les maĂźtres sont durs, trĂšs exigeants. Dadi Diallo mâa emmenĂ© dans les endroits les plus chauds, les plus lointains, nous avons travaillĂ© pendant des heures, sans manger et sans boire, sous un soleil terrible. Et puis la brousse est fatigante, elle me saoulait au dĂ©but. Ce nâest pas comme nos campagnes, nos forĂȘts françaises qui sont apaisantes. AprĂšs la rĂ©colte, il fallait encore Ă©taler les plantes pour les faire sĂ©cher. Ce qui a facilitĂ© les choses, câĂ©tait que Dadi Ă©tait trĂšs ĂągĂ©, et mĂȘme si jâavais dĂ©jĂ plus de 50 ans, il aurait pu ĂȘtre mon pĂšre et cela a facilitĂ© nos rapports. Car si sa sĂ©vĂ©ritĂ© Ă©tait grande, il finit par me considĂ©rer comme sa fille. Et moi, je le considĂ©rais comme un pĂšre et jâavais un grand respect pour lui.
Quant il sâagit dâhommes jeunes, destinĂ©s Ă devenir thĂ©rapeutes, les maĂźtres les envoient en pleine nuit dans la brousse pour aller rĂ©colter les plantes. Câest dangereux car il y a des serpents, et puis les Africains pensent quâil y a des esprits dans les arbres. Il leur faut donc vaincre la peur, la faim et la fatigue. Les maĂźtres les engueulent pour quâils apprennent Ă se maĂźtriser, Ă ne pas se mettre en colĂšre eux-mĂȘmes. Câest un enseignement trĂšs strict. On demande Ă un thĂ©rapeute une trĂšs grande maĂźtrise de soi-mĂȘme et un grand sens des responsabilitĂ©s.
Et puis on lui apprend que faire des mĂ©dicaments, câest un acte sacrĂ©. On ne peut prĂ©parer un remĂšde que si on a lâĂąme en paix. Si vous ĂȘtes en colĂšre ou agitĂ©, il faut attendre dâĂȘtre calme. Il faut savoir manipuler les plantes et les mĂ©dicaments avec respect et connaĂźtre parfaitement les proportions. Câest comme une religion.
Un thĂ©rapeute africain ne dit pas : « Je guĂ©ris ». Il dit : « Je soigne mais câest Dieu qui guĂ©rit. » Son rĂŽle est dâorienter les forces de guĂ©rison.
Les grands thĂ©rapeutes sont conscients de leur force, mais ils connaissent leur place : « Nous marchons avec Dieu devant nous et câest pourquoi nous sommes en paix ».
Et ils ajoutent : « Nous savons ce que nous pouvons faire et ce que nous ne pouvons pas faire. Nous nâattaquons personne et si les docteurs occidentaux sont fĂąchĂ©s câest quâils nâont pas le cĆur en paix ».
Question : Comment est nĂ© lâhĂŽpital de Keur Massar?
Pr.Y. ParĂšs : Nous sommes allĂ©s ramasser des plantes dans la brousse. Jâai achetĂ© des marmites en Ă©mail et Dadi Diallo est venu nous donner les proportions en eau et en plantes. Nous avons couvert les marmites et nous avons attendu 8 jours comme il nous le demandait. Au bout de 8 jours, jâai soulevĂ© un des couvercles et jâai poussĂ© un cri dâeffroi. CâĂ©tait un mĂ©lange de fruits et dâeau et il Ă©tait couvert dâune Ă©paisse couche de moisissure. Jâai criĂ©: « Mais nous allons empoisonner les malades ! » Il faut savoir que dans mon labo, tout Ă©tait stĂ©rilisĂ©. AprĂšs, jâai rĂ©flĂ©chi bien sĂ»r et je me suis dit que la pĂ©nicilline Ă©tait aussi une moisissure.
Quand le medicament a Ă©tĂ© mis en bouteille, Dadi mâa envoyĂ©e chercher des malades. Je lui ai demandĂ© oĂč je devais les trouver et surtout les loger ? Il mâa fait un geste mâindiquant que ce nâĂ©tait pas son problĂšme.
Jâai pensĂ© louer une maison. Le prĂ©sident Senghor mâavait donnĂ© un peu d’argent pour mes recherches sur la lĂšpre et jâavais un petit reliquat. Donc avec Yoro Ba, nous avons une maison et nous avons reçu les premiers malades. Dadi a commencĂ© le traitement. Mais les villageois nâont pas acceptĂ© les lĂ©preux chez eux. Ils ont fini par les chasser avec des pierres, et un jour, nous avons dĂ» Ă©vacuer la maison en vitesse. Une autre maison a connu le mĂȘme sort. Nous avons fini par trouver une cabane dĂ©labrĂ©e en pleine brousse. Et câest lĂ que nous nous sommes installĂ©s. VoilĂ comment a commencĂ© Keur Massar, en juillet 1980. Nos dĂ©buts ont Ă©tĂ© trĂšs difficiles, bien sĂ»r. Il a fallu retaper la maison et puis nos malades Ă©taient insupportables. Les lĂ©preux, câest dur. Ils nâavaient confiance en personne. CâĂ©tait la premiĂšre fois quâils voyaient des gens capables de les aimer et ils n’arrivaient pas Ă y croire. Et puis on avait trĂšs peu dâargent. Le ministĂšre de la santĂ© ne nous aidait pas. Il a fallu tenir le coup et lâon a tenu.
Les malades arrivaient toujours plus nombreux et jâai dĂ» trouver de lâargent. Un ami reporterphotographe nous a conseillĂ© dâaller solliciter âCaritas SĂ©nĂ©galâ. Ă la tĂȘte de cette organisation il y avait un frĂšre qui venait de recevoir une demande dâAllemagne proposant de subventionner un projet de lĂšpre au SĂ©nĂ©gal. Nous avons fait un rapport et un jour, une dame allemande nous tĂ©lĂ©phone pour nous dire que notre projet est pris en considĂ©ration. Jâai cru quâelle lâavait classĂ© et que jamais nous ne tiendrions le coup jusqu’Ă ce que lâargent arrive. Mais 8 jours aprĂšs nous recevions un coup de fil de Caritas SĂ©nĂ©gal nous annonçant que notre projet etait acceptĂ©. Cela a Ă©tĂ© le vrai dĂ©but de Keur Massar.
Nous avons achetĂ© des matelas mousse, des draps de pagne et des couvertures bon marchĂ©. Les malades couchaient par terre dans des locaux minables. Nous les avons nourris. Certains nous volaient, du riz par exemple quâils revendaient dans leur villageâŠ..
Question : Comment se fait le traitement de la lĂšpre ?
Le premier jour, il faut purger le malade. La purgation doit ĂȘtre trĂšs forte pour Ă©liminer un maximum de toxines. Câest le maĂźtre qui fait cette purgation quâil arrĂȘte instantanĂ©ment par un verre dâeau dĂšs quâil la juge suffisante. Le lendemain il administre les mĂ©dicaments quâil mâa fait prĂ©parer les jours prĂ©cĂ©dents. GĂ©nĂ©ralement, les malades commencent Ă se sentir mieux, âle corps lĂ©gerâ, comme ils le disent. Par la suite, Dadi Diallo mâa montrĂ© la confection dâun mĂ©dicament qui est une vĂ©ritable panacĂ©e. Il fait bouillir sĂ©parĂ©ment un certain nombre de plantes, certaines 5 minutes, dâautres une heure, dâautres encore plus longtemps. Certaines sont bouillies seules, dâautres ensemble. Une fois quâon a toutes les dĂ©coctions, on prĂ©pare les mĂ©langes appropriĂ©s, pour traiter en particulier les tuberculoĂŻdes, les lĂ©promateux, etcâŠ..
Cela demande une maĂźtrise du savoir et une maĂźtrise de soi mĂȘme. Dadi Diallo me disait que plus une maladie Ă©tait grave, moins il fallait se prĂ©cipiter, et plus il fallait traiter en profondeur.
Les lĂ©preux sont des malades trĂšs difficiles. De caractĂšre instable, ils viennent se faire soigner mais dĂšs que leur Ă©tat sâamĂ©liore ou que la folie les prend – car ils souffrent de troubles psychiques -, ils partent souvent. Il a fallu que nous Ă©tablissions avec nos malades une vĂ©ritable relation de confiance pour quâils restent chez nous. Au dĂ©but ils venaient puis repartaient et on les laissait partir. Puis comme ils ont vu quâon Ă©tait sĂ©rieux, quâon les aimait, ils sont restĂ©s jusqu’Ă guĂ©rir. Et pour certains il a fallu 5 ou 6 ans. Nous les avons gardĂ©s Ă lâhĂŽpital le temps nĂ©cessaire pour faire toutes les Ă©tapes du traitement.
Le traitement de la lĂšpre, câest tout un art ! Il ne suffit pas de tuer les microbes. Le malade arrive avec tout un Ă©ventail de maux, ulcĂ©rations, paralysies, troubles de la sensibilitĂ©, troubles oculaires, etc… Il faut aussi faire de la prĂ©vention des mutilations, amĂ©liorer les lĂ©sions osseuses. On met en jeu non seulement des plantes antibiotiques, mais des plantes qui soignent ces diffĂ©rents types de lĂ©sion.
Il y a donc un traitement initial, un traitement au long cours qui se fait en plusieurs étapes, un traitement final et enfin un traitement anti-rechute.
Un enfant lĂ©preux peut ĂȘtre guĂ©ri rapidement, mais un malade qui a avalĂ© des sulfones pendant 10 ou 15 ans est dans un Ă©tat de dĂ©labrement Ă©pouvantable, et avant de le remettre sur pied et de lui donner un visage humain, il faut du temps. Aujourdâhui Ă Keur Massar, nous soignons plus de 250 personnes.
Question : Comment se fait-il que les thĂ©rapeutes africains nâaient pas Ă©tĂ© Ă mĂȘme de soigner les lĂ©preux, comme vous lâavez fait ? Ou quâon nâen ai jamais entendu parler ?
Pr. Y. ParĂšs : Mais ils lâont fait et ils continuent Ă le faire, dans la brousse, loin de tout. Dâautre part, pour accueillir des malades Ă plus grande Ă©chelle comme nous le faisons, il faut de lâargent. Non seulement pour soigner mais aussi pour loger et nourrir tout ce monde et scolariser les enfants de lĂ©preux, souvent atteints, eux aussi par la maladie ou trĂšs chĂ©tifs.
Question : Comment lâAfricain moyen considĂšre-tâil lâa mĂ©decine traditionnelle ?
Pr. Y. ParĂšs : Il y a encore 85 % des gens qui vont voir des thĂ©rapeutes traditionnels, mais on a tendance Ă lâocculter. On leur a tellement bourrĂ© le crĂąne que ca fait plus chic dâaller Ă la mĂ©decine âmoderneâ comme ils lâappellent. Mais ils commencent aujourdâhui Ă sâapercevoir que cette mĂ©decine moderne ça ne guĂ©rit pas bien et ça vous donne des maux en plus. Mais voilĂ , avoir recours Ă la mĂ©decine moderne, câest faire comme les Blancs donc cela signifie une promotion. Câest ce sentiment dâinfĂ©rioritĂ© quâont les Africains quâil faut leur arracher !
Question : Il semble quâil y ait une antinomie entre mĂ©decine moderne et mĂ©decine traditionnelle. En fait, vous faites un pont entre ces deux univers puisque vous ĂȘtes biologiste et mĂ©decin formĂ©e aux Ă©coles occidentales et vous avez Ă©tĂ© initiĂ©e Ă la mĂ©decine traditionnelle africaine. Ces deux mĂ©decines peuvent elles communiquer, Ă©changer leurs connaissances. Est ce que lâĂ©change est possible ?
Pr. Y. ParĂšs : Je rĂ©pondrais comme disent les thĂ©rapeutes africains : « Que chacun fasse ce quâil sait faire et respecte lâautre. »
Il est trĂšs facile si on a le cĆur honnĂȘte, de travailler ensemble. Un mĂ©decin qui ne peut pas guĂ©rir une hĂ©patite ou une tuberculose rĂ©sistante par ex. peut lâenvoyer au thĂ©rapeute qui saura le faire. Un thĂ©rapeute lui, ne peut pas faire de la chirurgie. Il ne peut soigner un accident de la route ou une fracture trĂšs complexe et il enverra un tel cas Ă lâhĂŽpital. Mais il faut bien rĂ©aliser que la mĂ©decine africaine est une mĂ©decine Ă part entiĂšre. Ce nâest pas du bricolage comme les gens croient. Câest une mĂ©decine trĂšs efficace. On pense que les thĂ©rapeutes devraient ĂȘtre sous la coupe des mĂ©decins occidentaux. Câest faux. Toutefois, je ne crois pas que lâon doive aller Ă la rencontre des mĂ©decines traditionnelles pour les promouvoir. Les thĂ©rapeutes en sont capables eux-mĂȘmes, ils commencent Ă oser sâaffirmer. La premiĂšre chose Ă faire est dâapprendre Ă se connaĂźtre et sâestimer, Ă sâaccepter en respectant le savoir des uns et des autres. Dans chaque pays, il y a des hommes et des femmes de grande intelligence. Certains, quelque soit leur race, ont le don pour lâart mĂ©dical et ils ont créé une mĂ©decine adaptĂ©e Ă leur environnement, Ă leur croyance, Ă leur culture, Ă leur spiritualitĂ©. Chaque pays crĂ©e sa propre mĂ©decine et ces mĂ©decines ont toutes leur efficacitĂ© et leurs lacunes Ă©videmment. Mais toutes ces mĂ©decines sont belles et doivent ĂȘtre respectĂ©es. Une fois admis cela, chacun apporte ce quâil sait faire et il peut y avoir un Ă©change.
Aujourdâhui, nos mĂ©decins occidentaux devraient reconsidĂ©rer notre ancienne mĂ©decine du XIIe siĂšcle, voir les richesses quâelle possĂ©dait, au lieu dâenvoyer des ethnologues et des anthropologues embĂȘter les thĂ©rapeutes traditionnels car câest souvent de lâindiscrĂ©tion que dâaller courir aprĂšs des gens comme cela. Nous devrions plutĂŽt rechercher ce qui faisait la richesse de notre ancienne mĂ©decine.
Avec une poignĂ©e de thĂ©rapeutes français, nous avons le projet de former un groupe de travail dont le but serait de considĂ©rer les plantes dâEurope sous une optique semblable Ă celle des thĂ©rapeutes africains. Car je suis persuadĂ©e quâon peut, Ă lâinstar des plantes africaines, soigner les maladies graves avec nos plantes europĂ©ennes.
On associe souvent la mĂ©decine africaine Ă de la sorcellerie avec des gris-gris, des danses extravagantes et des transes. Ces mĂ©thodes de guĂ©rison existent, il est vrai, pour soigner les maladies mentales des Africains et elles sont efficaces sur eux, mais elles ne le seraient pas sur nous car notre systĂšme de croyance est diffĂ©rent. Mais ce que lâon sait moins, câest que la mĂ©decine africaine possĂšde un trĂ©sor thĂ©rapeutique immense et mĂ©connu. Car tous les EuropĂ©ens qui ont Ă©crit un livre sur cette mĂ©decine nâont fait quâeffleurer le sujet et lâon reste souvent sur une idĂ©e de folklore.
Les thérapeutes africains ne sont pas des sorciers !
Bien sĂ»r quâil existe aussi des sorciers en Afrique, qui font le mal, mais ils nâont rien Ă voir avec les vĂ©ritables mĂ©decins dont je parle.
Question : Vous venez de terminer un livre sur votre expĂ©rience en Afrique, à lâhĂŽpital de Keur Massar et sur lâenseignement transmis par Dadi Diallo. Mais la mĂ©decine traditionnelle africaine nâest elle pas secrĂšte ?
Pr. Y. ParĂšs : Le savoir, il faut des annĂ©es pour lâapprendre. Donc ce nâest pas parce quâon possĂšde quelques recettes de complexes de plantes quâon devient un bon mĂ©decin. En Europe, pour devenir mĂ©decin, on passe une thĂšse et on prĂȘte serment, le serment dâHippocrate. On rentre dans un groupe. En Afrique, on a une chose semblable : lorsque le disciple a terminĂ© sa formation, le maĂźtre organise une grande cĂ©rĂ©monie au cours de laquelle il lui donne sa bĂ©nĂ©diction, il lui passe un collier autour du cou et lui dit : « Maintenant tu peux rentrer chez toi ». ce qui veut dire : Tu es prĂȘt, maintenant commence ta fonction de thĂ©rapeute. On sait donc quâil a Ă©tĂ© investi. Mais si vous donnez votre savoir sur la place publique, vous avez tous les petits rusĂ©s qui cueillent quelques herbes et sâaffirment guĂ©risseurs. Câest pourquoi le secret est exigĂ© pour que le vrai savoir ne soit pas perdu, ni profanĂ©.
Question : Nây a tâil quâun savoir, ou aussi toute une vision de la personne ?Â
Pr. Y. ParĂšs : En Afrique, la vision de la personne est trĂšs diffĂ©rente de celle de notre monde occidental. Les Africains sont des gens trĂšs croyants et trĂšs portĂ©s sur le monde invisible. Les ancĂȘtres sont trĂšs prĂ©sents. On a dit quâils etaient paĂŻens ! Mais regardez leur religion : ils avaient la plupart du temps un Dieu unique et des divinitĂ©s annexes qui correspondent Ă nos anges. Ou bien ils avaient des djinns, comme nous avons nos dĂ©mons ou nos mauvais esprits. Dieu a donnĂ© Ă tous les hommes une notion de la divinitĂ©. Les Africains disent la mĂȘme chose que nous avec des mots diffĂ©rents. Nous sommes surpris des croyances africaines, mais ils sont aussi surpris par nos croyances. On se moque des plumes des Indiens dâAmĂ©rique du Nord ou des colliers de cauris africain. Mais si nous regardions comment sont habillĂ©s nos Ă©vĂȘques, nos magistrats ou nos militaires ou nos professeurs dâOxford !
Et les thĂ©rapeutes africains tiennent compte de cette vision lorsquâils soignent leurs malades.
Question : Vous avez dit que vous désiriez commencer un groupe de travail avec des thérapeutes français. Pour quelle raison ?
Pr. Y. ParĂšs : Pour combler une lacune. En Europe, voyez vous, nous nâavons plus de maĂźtre qui aille dans la nature, rĂ©colter les plantes, les sĂ©cher, prĂ©parer des mĂ©dicaments, recevoir les malades et donner les remĂšdes appropriĂ©s, personnalisĂ©s. De maĂźtre qui ait gardĂ© ce contact avec la nature, les Ă©nergies de la forĂȘt, avec le cosmos.
Etre phytothĂ©rapeute, câest incomplet. Puisqu’il nây a plus de maĂźtre et que jâai eu de la chance dâavoir des maĂźtres remarquables, ce quâils mâont enseignĂ©, je voudrais le transposer sur les plantes dâEurope et montrer comment on peut procĂ©der.
Il faut aller dans la nature, retrouver le calme, la paix, lâamour des plantes, les manipuler avec respect, apprendre Ă faire soi mĂȘme des mĂ©dicaments simples, les mĂ©dicaments de base et puis ceux quâon prĂ©pare directement pour chaque malade. Câest toute une philosophie, une autre façon de vivre la mĂ©decine que je dĂ©sire transmettre .
Vous voyez, je ne crois pas quâon puisse exercer la mĂ©decine traditionnelle dans les locaux utilisĂ©s par la mĂ©decine moderne. Nous ne pouvons recevoir des malades dans un cabinet mĂ©dical luxueux et stressant ou laid. Nos bĂątiments de Keur Massar sont modestes, mais nous sommes en pleine nature, il y a des oiseaux, des fleurs. On ne peut pas par exemple soigner des malades angoissĂ©s dans dâimmenses hĂŽpitaux.
Pour ĂȘtre thĂ©rapeute, il faut aimer le silence, il faut chercher la paix, lâharmonie en soi, et aimer les gens ce qui nâest pas facile. Il faut aussi de la patience et du temps et une structure appropriĂ©e pour recevoir les malades.
En fait il faudrait revoir toute la mĂ©decine. Nos hĂŽpitaux sont de vĂ©ritables usines remplies dâappareils qui font peur, oĂč lâon ne sĂ©pare pas les maladies infectieuses des autres dâoĂč le grand nombre de maladies nosocomiales (800 000 par an), oĂč les maladies consĂ©quentes Ă lâemploi de mĂ©dicaments remplissent le tiers des lits- un tiers des maladies sont iatrogĂšnes-. 0n se moque des Africains parce quâils nâauraient pas dâhygiĂšne et prennent l’eau du puits pour se laver. Nous, on attrape la lĂ©gionellose dans les douches de nos hĂŽpitaux. Nous devons rĂ©flĂ©chir, devenir raisonnables et retrouver le bon sens.
Question : Soignez vous le Sida Ă Keur Massar?
Pr. Y. ParÚs : Nous soignons des cas de Sida depuis 1988. Si le gouvernement du Sénégal et les médecins sénégalais avaient fait leur travail, on aurait mis en place une organisation pour soigner les sidéens. Nous ne sommes pas les seuls au Sénégal a soigner les sidéens. Il y a plusieurs autres thérapeutes cachés dans la brousse qui ne font pas de bruit. Mais certains médecins étouffent tout, préférant laisser mourir les gens que de faire appel à ceux qui soignent vraiment.
Question : Comment expliquer vous cela ?
Pr. Y. ParĂšs : Les Ă©quipes amĂ©ricaines arrivent avec beaucoup dâargent quâils donnent aux mĂ©decins. La Banque Mondiale a aussi versĂ© de grandes sommes dâargent pour la prĂ©vention et, lĂ aussi, une partie de cet argent atterrit dans les proches de quelques-uns. De plus, les autoritĂ©s ont tendance Ă cacher leurs sidĂ©ens pour quâon puisse dire que le SĂ©nĂ©gal a fait une politique de prĂ©vention trĂšs active. âŠ
Question : Actuellement des gens se battent dans le monde pour que les trithĂ©rapies arrivent en AfriqueâŠ
Pr. Y. ParĂšs : Franchement, la trithĂ©rapie nâa jamais guĂ©ri personne, elle ne fait que prolonger la vie lorsquâelle ne tue pas par des accidents cardiaques.
On ne soigne pas avec des poisons !
Dans notre mĂ©decine occidentale, on trouve normal, nous mĂ©decins hippocratiques, que les mĂ©dicaments que lâon prescrit provoquent des effets secondaires terribles. Hippocrate a bien prescrit avant tout de ne pas nuire ! Sur un organisme faible, vous allez provoquer des dĂ©sastres supplĂ©mentaires.
Nous soignons des sidĂ©ens depuis 88. Beaucoup retrouvent leur tonus et se sentent guĂ©ris. La plupart sont encore porteurs du virus, mais certains deviennent nĂ©gativĂ©s, on en a eu la preuve Ă la suite dâexamens obligatoires pour leur profession.
Si on veut soigner avec des plantes les malades du Sida, il faut beaucoup de savoir, de patience et des structures spĂ©cialisĂ©es pour les accueillir et il faut que dans lâopinion, on sache que les plantes peuvent secourir les SidĂ©ens. Si on ne leur dit pas cela, ils ne viendront pas et choisiront plutĂŽt la trithĂ©rapie.
Question : Je sais que vous avez des difficultĂ©s pour faire passer votre messageâŠ.
Massar et les résultats de nos traitements. Nous avons soigné à Keur Massar des myasthénies et des scléroses en plaque, on a amélioré un spina-bifida, on a fait régresser des paralysies. Je parle aussi de nos traitements anti-sidéens et pour les malades mentaux.
Question : Quelles est les voies porteuses dâespoir pour la reconnaissance des mĂ©decines traditionnelles ?
Pr. Y. ParĂšs : Je pense que les rencontres comme celles de la Fondation Denis Guichard servent Ă former un noyau de personnes qui ont de bonnes idĂ©es et peuvent les rĂ©pandre. Je pense toutefois que de rencontrer des thĂ©rapeutes dâautres cultures et dâautres langues reste difficile. Ils ne parlent pas notre langue ou ont vĂ©cu dans des villages isolĂ©s et au milieu de nous, ils perdent leurs moyens comme nous, nous perdons les nĂŽtres au milieu dâeux. Ainsi, lorsque des Africains ou des AmĂ©rindiens viennent faire leur cĂ©rĂ©monie au milieu de nous, avec leur musique et leurs rituels, jâai parfois le sentiment dâun sacrilĂšge, comme si la chose Ă©tait galvaudĂ©e. Il est important que ces cĂ©rĂ©monies aient lieu dans un cercle restreint, face Ă un public rĂ©ceptif. Je me rappelle dâun mĂ©decin bĂ©ninois qui avait invitĂ© des AmĂ©rindiens lors dâun. CongrĂšs du Sida. Ces AmĂ©rindiens sâetaient mis a jouĂ© de la flĂ»te. CâĂ©tait trĂšs beau, mais les gens continuaient de parler sans leur prĂȘter attention et jâavais mal au cĆur pour ces peuples qui apportaient leur Ăąme et nâĂ©taient pas Ă©coutĂ©s.
Lâimportant câest de parler, de sâexprimer sur ce que lâon connaĂźt bien pour supprimer les idĂ©es fausses et prĂ©conçues.
Question : Comment aimeriez-vous quâĂ©volue la mĂ©decine moderne actuelle ?
Pr. Y. ParĂšs : La mĂ©decine occidentale actuelle me met mal Ă lâaise. J’ai fait cette mĂ©decine africaine dans la paix de la brousse, dans la priĂšre, dans le calme, dans lâamour du prochain, dans lâĂ©coute, dans une immense responsabilitĂ© et en mĂȘme temps une immense initiative thĂ©rapeutique, donc je suis complĂštement sortie de ma formation universitaire. Les deux mondes sont tous Ă fait diffĂ©rents.
Naturellement la médecine moderne sauve des gens. On ne peut le nier.
Je crois pourtant quâil faudrait revenir Ă la simplicitĂ© et au bon sens. Pour soigner une angine on nâa pas besoin de faire des examens de laboratoire, il y a des remĂšdes simples : le jus de citron, le vinaigre rosat, des huiles essentielles, des inhalations de thym, de laurier, de camomille. Donc simplicitĂ© et bon sens. Je me demande comment des professeurs de grands hĂŽpitaux peuvent continuer Ă prescrire des molĂ©cules chimiques alors quâils savent quâun tiers de leurs lits sont occupĂ©s par des maladies iatrogĂšnes. Comment des gens trĂšs intelligents peuvent accepter que leur initiative thĂ©rapeutique soit confisquĂ©e par des chimistes qui ne cherchent quâĂ gagner de lâargent. Câest frustrant pour un mĂ©decin. Vous avez des dĂ©lĂ©guĂ©s qui viennent vous vanter nâimporte quelle poudre de perlimpinpin qui provoque de nombreux accidents secondaires. Comment des gens intelligents se sont-ils laissĂ© manipuler a ce point ? Ăvidemment exercer Ă lâoccidentale est plus facile. Vous faites une ordonnance, votre patient se rend Ă la pharmacie, mais mĂȘme les pharmaciens ne savent plus prĂ©parer leurs propres mĂ©dicaments.
Bien sĂ»r, je sais que la population a augmentĂ© dans les villes. Câest compliquĂ© de prescrire des dĂ©coctions et autres prĂ©parations. Mais en Afrique, les malades sont plus simples. Si vous ne faites pas les dĂ©coctions vous mĂȘmes, vous leur donnez la poudre et leur dites comment faire et ils le font. En Europe, on a lâhabitude du confort, on est devenu paresseux, il nous faut une pilule qui nous guĂ©risse en 5 minutes . La famille ne serait sans doute pas toujours prĂȘte Ă prĂ©parer des dĂ©coctions pour le malade. Il faut faire un effort pour se soigner avec les herbes, la santĂ© ça se conquiert. Et puis les patients, fragiles sont infantilisĂ©s, se laissent souvent guider par des âgourousâ et lâon a tellement dit Ă la masse des gens pas trĂšs instruits que la mĂ©decine etait merveilleuse, que les progrĂšs etaient formidables, que la thĂ©rapie gĂ©nique allait tout guĂ©rir quâils finissent par y croire Alors quâon ne sait mĂȘme plus traiter les angines avec des moyens simplesâŠ
Question: Vous avez dit que la médecine africaine se suffirait à elle meme, mais elle doit avancer avec une recherche constante pour soigner les nouvelles maladies
Pr. Y. ParĂšs : Bien sĂ»r les grands thĂ©rapeutes sont en recherche constante. Mais je ne suis pas pour la fondation dâ une UniversitĂ© de mĂ©decine Traditionnelle Africaine, car celui qui veut apprendre la mĂ©decine africaine doit avoir le courage physique de sortir dans la brousse et de toucher les plantes, la terreâŠ
Vous savez, je nâai pas eu un parcours facile, je me suis fait des ennemis aussi bien dans le milieu mĂ©dical europĂ©en car les mĂ©decins europĂ©ens Ă©taient furieux que je valorise la mĂ©decine africaine, mais aussi chez les mĂ©decins africains formĂ©s aux universitĂ©s occidentales et jaloux des secrets de lâAfrique qui mâavaient Ă©tĂ© confiĂ©s.
Mais je sens aujourdâhui que jâai une dette morale envers cette mĂ©decine traditionnelle africaine et ses thĂ©rapeutes. Je dois en ĂȘtre le chantre.
En rĂ©sumĂ©, je voudrais que lâon sache que la mĂ©decine africaine est une mĂ©decine Ă part entiĂšre qui nâa rien Ă voir avec le folklore et les gris-gris avec lesquels on lâassimile souvent. Elle a montrĂ© toute son efficacitĂ© dans les maladies les plus graves ; la thĂ©rapeutique fine et Ă©laborĂ©e a des rĂ©sultats certains quant elle est menĂ©e avec sagesse et les grands maĂźtres sont brillants par leur intelligence.